Deux mouvements opposés : disséquer le vivant ou l’habiter

Entre Luschka et Artaud, deux visions du corps, deux futurs de la médecine

Un carrefour oublié

L’histoire de la médecine moderne est celle d’un double mouvement. D’un côté, une fragmentation croissante du corps, amorcée par l’anatomie, poursuivie par la biologie, radicalisée par la génomique et la médecine en réseau. De l’autre, un mouvement discret, mais insistant, vers une unité perdue : celle d’un corps vécu, habité, présent à lui-même, au-delà des organes.
Ce carrefour, la médecine ne l’a jamais vraiment nommé. Aujourd’hui, il devient inévitable.

 Hubert von Luschka : organiser le visible pour soigner

Mon arrière-arrière-grand-père, Hubert von Luschka, incarne l’un des gestes fondateurs de ce mouvement analytique. Anatomiste reconnu du XIXe siècle, professeur à Tübingen, il fut anobli pour son œuvre scientifique. Il n’a pas inventé l’anatomie, mais il l’a rendue opératoire. Il a permis à la médecine de voir avec précision.
Ses travaux ont donné une cartographie partagée du corps : nerfs, artères, cloisons, creux, conduits. Il a, littéralement, « rempli le corps d’organes ». En cela, il a rendu possible une médecine chirurgicale, descriptive, reproductible. Il a donné une langue commune au soin. Cet héritage m’honore.

OsC, Organes sans corps, de l’organe au réseau : fragmenter toujours plus

Mais ce geste fondateur s’est prolongé dans un mouvement qui a oublié son origine. Ce que Luschka avait ouvert comme vision, la médecine moderne en a fait un programme sans fin de segmentation.
Se sont ainsi succédé : médecine moléculaire, génomique, protéomique, médecine en réseau.
Chaque organe devient un nœud, chaque cellule une interface, chaque gène un levier possible. Le corps est modélisé, découpé, traité comme un système algorithmique. Mais dans cette trame, l’expérience du vivant se perd.
Ce qui ne se quantifie pas est souvent disqualifié. Ce qui se ressent sans trace biologique devient suspect. Le symptôme perd son statut de message et devient bruit de fond.

Le mouvement inverse : CsO, symptômes, instant

Face à cette logique centrifuge, un autre mouvement se dessine. Plus discret. Plus fragile. Mais tout aussi radical. C’est celui que je porte dans ma pratique.
Il commence peut-être avec Artaud, qui dans un cri visionnaire formule l’idée du « Corps sans Organes » (CsO) : « Quand vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes. »
Chez Deleuze et Guattari, cette idée devient espace d’intensités, de flux, de transformations hors codes organiques. Elle s’incarne aussi dans des médecines de l’instant, de la présence, de l’écoute : homéopathie, ostéopathie, magnétisme, arts de l’attention.
Je ne rejette pas les organes. Je ne nie pas l’anatomie. Mais j’inverse la hiérarchie : le symptôme devient la porte, le vécu le point de départ, l’instant présent le lieu du soin

Vers une médecine du vivant

Ce que je propose n’est pas une médecine alternative. C’est une médecine de l’intégration inversée :
– Le savoir du passé (anatomie, biologie, clinique) n’est pas rejeté,
– Mais son ordre de priorité est renversé.
– Le ressenti, le symptôme, le signe vécu prennent la première place.
– Le savoir devient outil, non filtre.
– L’instant présent devient compas thérapeutique, non étape transitoire.

Entre Luschka et Artaud

Je n’oppose pas mon ancêtre et mes inspirations. Au contraire : je les tiens ensemble.
– Hubert von Luschka a donné à la médecine un corps lisible.
– Artaud en a dénoncé, à sa manière sauvage, le prix existentiel.
– Je me tiens entre les deux : au croisement d’un monde qui dissèque et d’un monde qui ressent. D’un monde qui nomme et d’un monde qui témoigne.

Conclusion : une médecine post-historique

Ce que j’appelle médecine post-historique, c’est une médecine non fondée sur le passé. Ni sur la mémoire, ni sur les organes, ni sur les modèles.
C’est une médecine fondée sur l’immédiat, sur le témoignage direct du vivant, sur ce qui vibre ici et maintenant.
Un retour — non vers le passé — mais vers la présence. Un soin — non contre la maladie — mais ouvert à ce qui veut naître.
Peut-être est-ce cela, l’avenir du soin. Un retour sans recul, un passage hors forme, dans la lumière nue de ce qui est.